Lettre d’un soldat désespéré
Ce qui m’oppresse de jour en jour davantage, c’est l’appréhension de l’abrutissement intérieur. Je suis très touché de ce que tu me souhaites une cotte de mailles impénétrable aux balles, mais je n’ai pas la moindre crainte des balles et des obus, je ne redoute que la grande solitude intérieure. J’ai peur de perdre ma foi dans l’humanité, en moi-même, au bien qui existe dans le monde. C’est affreux ! Beaucoup, beaucoup plus dur que d’être exposé à toutes les intempéries, d’avoir à s’occuper soi-même de sa nourriture, de coucher dans une grange ; tout cela est peu de choses ; il m’est beaucoup plus dur de supporter la brutalité des gens entre eux.
On souffre certainement en voyant les blessés, les cadavres d’hommes et de chevaux qui gisent de tous côtés ; mais cette impression douloureuse n’est de longtemps pas aussi forte ni aussi durable qu’on se le figurait avant la guerre. Cela doit tenir en partie à ce qu’on se le figurait avant la guerre. Cela doit tenir en partie à ce qu’on se rend compte de son impuissance en face de tout cela, mais n’est-ce pas aussi que déjà on commence à devenir indifférent, à s’abrutir ? Comment est-il possible que je souffre davantage de mon propre isolement que de la vue de tant d’autres souffrances ? Peux-tu me comprendre ? Que me sert d’être épargné par les balles et les obus, si je perds mon âme ? »
Lettre de Franz Blumenfeld (Deutsches Heer) adressée à sa femme en octobre 1914.